Introduction
Je vous écoute. Tous les travaux de Yosuke Takagi se résument en cette phrase, qui se traduit chez lui en un geste accessible à tous, mais qui est en même temps un acte artistique à part entière : la prise de notes. Il inscrit des mots sur le papier ou sur la toile contre l’oubli en écoutant quelqu’un en face de lui, ou lisant un livre, écoutant une émission de radio, ou luimême plongé dans une réflexion solitaire. Ce faisant, il met en récit son propre processus d’écoute. Il la performe. À travers ce récit, plus précisément ce sous-récit par rapport au grand récit qui a fait l’objet la prise de notes, ou à travers ce récit-itinéraire enchevêtré, chaotique et presque illisible, mais diagrammatisé selon un autre ordre que la linéarité – qui est le principe de l’écrit -, émerge une figure, un collage d’éléments ayant marqué son ésprit pendant l’écoute. Témoignant de cette écoute, elle est baignée dans des notes lacunaires, fragmentaires, truffées de sauts et d’erreurs, mais qui constituent de ce fait une autre forme de la poésie.
Le projet sur lequel travaille en ce monent Yosuke Takagi est de concevoir la prise de notes comme un art du diagramme de l’écoute en tant que geste performatif hors scène du dessin. Ce que son travail défend est l’écume de la prise de notes qui sont les superflues, les manques, le gribouillage – finalement tout ce que les conventions de l’écrit final ou de la bonne prise de notes rejettent au profit de la clarté -, qui rendent ce diagramme opaque. Cependant, l’opacité ne signifie pas pour autant l’inaccessibilité. Elle offre une autre façon d’accéder au diagramme ou de l’activer. Autrement dit, elle parle dans une autre langue qu’est la puissance visuelle.
La pratique de Yosuke Takagi rejoint ainsi de plusieurs sciences : Celle de l’écoute, du regard et de la pensée, celle de l’écriture et du diagramme tout en gardant leur hybridité. Mais les connaissances qu’offre sa recherche scientifique se donnent un autre format que celui du discours et qui se côtoie de ce fait avec celui que produit l’Art, à savoir les notes.
Deux axes de création
Deux questions fondamentales tournent autour de la prise de notes en général : Comment prendre des notes ? et Comment (re)lire les notes ? Deux axes de création de Yosuke Takagi correspondent chacun à ces deux questions apparemment anodines, mais qui finalement s’avèrent loin de l’être.
Premier axe : Dessin, écoute performée et diagrammatisée
Ce premier axe correspond à la première question. Le point de départ est le fait que la prise de notes peut être une diagrammatisation. Il s’y ajoute l’une des caractéristiques de cette première qui la distingue de la seconde, à savoir que la prise de notes peut être aussi exogène qu’endogène en travaillant sur l’écoute. La pratique de la prise de notes de Yosuke Takagi, dirigée par ces deux hypothèse se divise ainsi en trois sous-catégories :
1; Dessin-écoute. Il s’agit d’une pratique de l’écoute qui se fait sur place et en live en écoutant quelqu’un d’autre qui parle ou qui se montre. L’objectif de cette pratique n’est pas de produire un enregistrement lisible, linéaire et objective, mais de raconter, visualiser, diagrammatiser dans une autre langue que sont l’image, des notes fragmentaires saturées, le récit de son propre écoute.
2; Dessin-réflexion. Il s’agit d’une prise de notes cette fois-ci plus endogène par laquelle Yosuke Takagi ouvre un espace opératoire où il manipule visuellement ses pensées pour découvrir des relations entre elles et une figure aussi inattendue qui sont en un sens une ou plusieurs thèses sur le sujet.
3; Dessin-manuscrit. La dernière sous-catégorie relève aussi de la prise de notes endogène. Mais il s’agit ici d’un dessin qui est en même temps le manuscrit de son écriture poétique. Le texte qu’il réalise par cette pratique n’est pas destinée à être publié séparément des éléments plastique du manuscrit, tels que le dessin, la rature, l’espacement, etc. Cette poésie est à la fois à lire et à regarder.
Deuxième axe : Écriture, re-publication, ré-emploie des notes d’autrui
Cette pratique d’écriture répond à la deuxième question : Comment (re)lire des notes ? Autrement dit, comment (re)activer le diagramme de l’écoute d’autrui ? Or, on entend souvent que les notes, en raison de leur illisibilité et de leur manque de structure, ne sont signifiantes que pour celles et ceux qui les ont rédigées. Malgré ce constat, il arrive que, dans des notes d’autrui laissées à l’état « brut », certains détails apparemment « insignifiants » frappent Yosuke Takagi comme des punctums. Quel sens peut-on y trouver ?
Sa pratique d’écriture est une quête du sens parfois collaborative avec l’auteur sur des notes oubliées, c’est-à-dire sur des notes qui sont devenues insignifiantes même pour leur scripteur. Le texte qu’il a réalisé dans le cadre du DIU ArTeC+ de l’année 2024-2025 et intitulé Anzalchia est l’une des premières expérimentations de ce genre. Il s’agit d’une enquête sur une note dont l’auteur ne se souvient plus ce qu’elle veut dire, ni comment elle se lit, mais qui a attiré de ce fait l’attention de Takagi. L’enquête s’est faite par des échanges entre l’auteur et Yosuke Takagi, qui proposait des lectures éventuelles de ce mot oublié et par lesquels finalement ils sont arrivés à la retrouvaille du mot. Mais ce qui est important pour Takagi, ce n’est pas seulement cette résurrection, mais aussi l’itinéraire qu’ils ont tracé jusque-là, autrement dit, le récit de l’enquête restitué dans le texte et par un diagramme. Les mots transcrits en italique sont des notes de l’auteur. Cette pratique est donc une tentative de redonner voix et corps (re-publication) à ce qui est perdu.